Matéo, classe de seconde

Landing Craft Infantery

(Barge de transport de troupes militaires)

L’embrun fouette le visage de Ryan. Le Landing Craft Infantery (LCI) N°49563 tangue, poussé par les vagues et secoué par le vent. A l’intérieur, 153 jeunes hommes de la 6°division d’infanterie du général Patton scrutent l’horizon noir, se dessinant devant eux. Le LCI avance lentement. Seul le ronronnement des moteurs vient perturber le silence de mort qui règne. Le calme avant la tempête. Ces hommes, tous vêtus d’uniformes kaki et de casques en acier, ne portent pas de noms. Ils ont des matricules. Celui de Rayan est le 232631. Ces hommes ne portent pas de noms mais des fusils. On les a formés à tirer, à tuer. La seule chose qui les raccroche au monde des vivants est la chaîne qu’ils portent autour du poignet, indiquant, pour chacun, le jour de sa naissance et le nom de son père. Ryan ne le sait pas encore mais bientôt son matricule s’ajoutera aux 66 millions de morts de la guerre.

Un fracas retentit soudain. La barge a heurté le rivage. Les premiers tirs résonnent. Ryan est tiré de ses pensées par les cris du lieutenant : « Courez, courez ! Et jetez-vous à terre ! Allez, all… » Le lieutenant n’a pas eu le temps de finir sa phrase qu’une balle de 352 Magnum perfora sa veste. Il vacille quelques secondes avant de s’effondrer sur un hérisson. Poussé par un mouvement de panique, Ryan est propulsé à la mer. Il nage puis court. Ses camarades tombent autour de lui, tels des dominos.

Il se refugie dans un cratère, cherchant un abri. Soudain, il aperçoit un Tobrouk (abri en béton) à une dizaine de mètres plus loin. Il scrute les alentours, puis s’élance. Il trébuche sur un corps et heurte le sol. Sonné, il lève la tête et entrevoit dans le bunker devant lui la gueule de la mitrailleuse allemande qui crache ses flammes et arrose la plage de ses projectiles meurtriers. Le visage du soldat l’utilisant n’est pas animé de haine mais de peur. Lui aussi se bat pour sa survie.

Ryan se relève et court. Soudain, le sol s’enfonce sous son pied. Un déclic caractéristique retentit.

Le panneau devant indique : « ACHTUNG MINEN1 ».

  1. « ATTENTION MINES » en allemand.

Nouvelle sans titre

Depuis deux ans, François voit le monde différemment. Il ne le voit pas avec toutes ses formes et ses reliefs. Il le voit telle une peinture, donnant l’illusion de la profondeur, bien qu’étant plane. François voit le monde d’un œil. Pourtant, il est né doté de deux yeux. Il a passé son enfance avec et ses yeux ont été témoins de sa vie jusqu’à il y a deux ans.

Ce jour-là, François se leva de son lit avec entrain et détermination. Le monde qui l’entourait avait changé. Mais il ne se reconnaissait pas dans ce nouveau monde. Un monde où tout s’accélère, un monde où les humains prospèrent sur le dos d’autres qui désespèrent. Mais tout le monde suivait. La société avait changé. Et une personne seule ne peut pas se soulever contre une société entière. Au fond, on avait oublié que cette société, c’est nous. Que chacun de nous fait partie de l’engrenage de cette société. Et que si elle change, si elle s’accélère, c’est parce que nous changeons, nous accélérons. Mais le moteur de cette course n’est pas la volonté de chaque pièce du mécanisme, mais la volonté de ceux qui conduisent la machine. Ces conducteurs sont, eux, aveuglés par le profit, à la recherche d’un bonheur artificiel, qu’ils espèrent trouver grâce à l’exploitation du travail des autres.

Tout le monde suivait. Comment oser s’arrêter ? Si l’on s’arrête, la machine continue sans nous et l’on reste abandonné sur le côté. Ces abandonnés, on les voit tous les jours. Ils sont ici, là ou là-bas. Présents mais invisibles. Et on les juge : « Il n’a pas voulu travailler, suivre le rythme ! », « Il aurait dû se concentrer à l’école ! » Pourtant, ils savent faire des choses. Parfois, ils le montrent. Celui-ci joue de l’accordéon, celui-là dessine à la craie. Mais ils peinent à survivre.

Quand l’on va vite, notre champ de vision se rétrécit. Et ce que l’on voyait à nos côtés s’efface. Ce qui ressort alors, c’est devant : cette « réussite » à atteindre à tout prix. On accélère vers elle. Et c’est ce rêve de réussite qui nous fait courir, hypnotisés. Mais un jour, une parole tente de ralentir la machine. Une parole vraie, tranchante, essaie de nous faire ralentir. Une parole prononcée par ceux que l’on imagine devant nous, depuis des années, mais qu’on laisse s’échapper comme on jalouse leur place. Mais cette fois-ci, ce fut une voix derrière qui cria en tombant ses vérités. Ce qui noie ceux qui ont lâché, ce n’est pas le manque d’argent, mais le détachement du groupe qu’ils ont subi. Ils s’éloignent seuls et disparaissent, abandonnés. Et ce cri résonna dans la machine et la fit vibrer tout entière. D’abord un choc brutal. Quelle vérité ! Puis la colère. Mort aux coupables ! Et quelques-uns descendirent dans la rue. Peu nombreux mais portés par la détermination et la force de la souffrance.

Leur voix était forte, leurs paroles tranchantes. Mais ils étaient peu nombreux. « Si je les rejoins, je quitte la machine. On prendra ma place et je serai oublié ! ». Alors on les ignore. Ils ont choisi de tomber, alors ils resteront là. Et effectivement, ils sont restés là. Bloquant les ronds-points, faisant freiner la machine. Vêtus de jaune fluo pour que nous les remarquons. Ce gilet, c’est le symbole de ceux que la machine a lâchés. Ils attendent sur le bord de la route que l’on vienne les réparer. Et maintenant, ils demandent de réparer la machine.

François avait décidé de les rejoindre le deuxième samedi. Il était déterminé à tout faire changer. Mais ce deuxième samedi, on ne pouvait plus les ignorer. Et les dirigeants le comprenaient bien. Il faut que cela cesse. Il faut marquer le coup. Et effectivement, le coup fut marqué, dans les chairs. François se souvient juste de soldats bleus chargeant, dans un climat de guerre civile, sauf que ce n’était pas une guerre civile. Car pour qu’une guerre éclate, il faut des combats. Et dans un combat, deux camps s’affrontent. Mais quand un camp attaque l’autre sans résistance de ce dernier, ce n’est pas une guerre, mais une attaque. Et, matraqués, les gilets jaunes ne pouvaient que reculer. Mais même dans la défaite, on tue les perdants. On les mutile.

Suffocant, les yeux en larmes, François s’enfuit. Il court, il fuit. Mais devant lui, des ombres bleues se rapprochent. Elles courent vers lui. François est pris au piège, encerclé. Puis tout s’éteint. Comme si on avait éteint soudain les lumières. Le noir complet, le silence. Plus rien. C’est fini.

François se réveille. Il est dans un lit blanc. Dans une pièce blanche. François ouvre l’œil, il aperçoit sa mère à son chevet. Elle pleure. François n’arrive pas à bouger. Son cerveau est un immense bazar, il est perdu.

« Pourquoi ? Pourquoi les as-tu attaqués ? Je l’ai entendu à la radio. Ne tombe pas là-dedans, s’il te plaît, François ! Ils sont extrémistes et violents ! Ne tombe pas là-dedans ! Ils veulent tout casser ! Écoute la radio ! »

François est perdu. Il ne se souvient de rien. Il aurait attaqué des gens, avec un groupe violent, extrémiste ?! Il est perdu comme son œil droit. La télé montre de gentils robocops protégeant la société des extrémistes, à coups de matraque.

La machine va droit dans le mur.


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